Qu’est-ce que le patrimoine mondial ? Sur quels fondements et avec quelles méthodes a-t-on entrepris de le définir ? Même s’il est aujourd’hui connu du plus grand nombre, il est nécessaire d’en donner ici un aperçu, avant de situer la démarche concernant l’œuvre de Le Corbusier. Le principe de base de « la convention du patrimoine mondial » [1], adoptée en 1972 lors de la conférence générale de l’Unesco, est que les États qui ont ratifié la convention s’engagent vis-à-vis de la communauté internationale à conserver au nom de toute l’humanité les biens situés sur leur territoire qui sont l’objet d’une reconnaissance internationale, sanctionnée par l’inscription sur une liste. La Liste du patrimoine mondial est établie par le Comité du patrimoine mondial, émanation élue des États signataires, en fonction des propositions de ceux-ci, à condition que les biens aient une valeur universelle exceptionnelle.
L'inscription de l'œuvre de Le Corbusier au patrimoine mondial
une contribution exceptionnelle au Mouvement Moderne,
une proposition d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO (2002-2015).
Aujourd’hui, la liste du patrimoine mondial est devenue nombreuse [2] et témoigne du succès de cette convention : ratifiée par la quasi-totalité des États du monde, elle donne aux biens inscrits sur la Liste une visibilité exceptionnelle et témoigne de l’apport de chacun à la culture universelle. Dans ce cadre, il est intéressant d’observer de façon rétrospective les réponses données à la question posée plus haut : qu’est-ce que le patrimoine mondial ? Qu’est-il légitime de mettre sur cette liste ? A l’examen, la réponse à la notion de patrimoine mondial, apparaît être quelque chose qui, depuis les premières inscriptions en 1978, a notablement évolué et, pourrait-on dire, progressé. De façon peut-être prévisible, les premières réponses ont été de mettre sur la liste ce qu’on pourrait définir comme les « nouvelles merveilles du monde ». Car l’idée d’une liste mondiale rassemblant les éléments majeurs du patrimoine de l’humanité est entrée tout de suite en résonance avec les représentations acquises depuis longtemps : celles des monuments majeurs que le tourisme international avait consacrés, le Taj Mahal, Machu Picchu, la Tour de Pise, la statue de la Liberté, etc. Un peu comme la tradition littéraire occidentale avait conservé l’idée des « sept merveilles » du monde méditerranéen antique dont les auteurs grecs s’étaient jadis fait l’écho. Ce tropisme s’est aussi vérifié en France : les premières désignations en 1979, les deuxièmes en 1981, chaque fois une série de cinq ou six inscriptions, ont été des monuments ou des ensembles qui traduisaient l’image artistique et historique de la France dans ce qu’elle avait de plus notoire, de plus connu, sans échapper, peut-être, au stéréotype. On se figure sans peine cette démarche, qui a été plus ou moins la même dans tous les pays du monde, avec parfois des ressorts symboliques ou patriotiques [3].
Après deux décennies la thématique et la pratique du Patrimoine mondial est arrivée à maturité et l’on s’est demandé comment continuer, d’autant plus que cette première accumulation de biens a rencontré des limites, parce qu’elle est de matrice européenne et que l’on s’est rendu compte que beaucoup de territoires du monde, notamment l’Afrique, se trouvaient, par le jeu de l’application des critères admis, assez généralement exclus. Certes, il y avait eu des inscriptions de « monuments » de sociétés non européennes : par exemple les architectures vernaculaires (mosquées de Djenné [4] ou de Tombouctou[5], vieilles villes du Yémen [6]), qui, par leur aspect se trouvaient intégrables dans ce système de valeurs dominé par l’architecture, mais toute l’Afrique n’est pas construite ainsi. A la fin des années 1990, alors que la convention était ratifiée par un nombre de plus en plus grand d’États, la représentativité de la Liste devenant alors un véritable enjeu, le Comité du patrimoine mondial s’est saisi de cette question, cherchant un nouvel équilibre sans lequel le processus pouvait perdre sa crédibilité. A la suite de nombreux débats, il émergea alors que l’un des grands objectifs assigné à la Convention est de bâtir une liste « équilibrée, représentative et crédible » à laquelle toutes les régions du monde ont accès et sur laquelle elles peuvent faire inscrire leurs biens. Il y a en effet un paradoxe : la liste du patrimoine mondial est faite par les États. Le Comité du patrimoine mondial, ce sont 21 pays élus par l’ensemble des États signataires et les propositions n’émanent que des États, la plupart du temps individuellement. Or, l’histoire du patrimoine dans les différents pays c’est d’abord, sinon l’histoire du nationalisme, du moins l’histoire des identités nationales modernes. Et le paradoxe dont il s’agit est que l’on doit construire le patrimoine mondial, nécessairement non-national, ou dépassant le cadre national, avec des propositions nationales, issues des cultures nationales. On conçoit dès lors facilement que les États les plus anciennement engagés dans la Convention l’avaient nourrie de biens correspondant à leurs trajectoires culturelles, faisant de la liste un reflet de celles-ci. Est-il possible de dépasser ces contradictions, à partir du moment où l’on essaye de travailler à la constitution d’un patrimoine réellement partagé dans une culture mondiale, ou susceptible de l’être ? On a certainement progressé dans cette voie, mais c’est un défi qui reste encore à relever. Dans les années qui précèdent l’an 2000, à défaut de dépasser les contradictions que je viens de mentionner, une avancée méthodologique majeure permit toutefois d’entamer une nouvelle étape, la définition des paysages culturels comme objets susceptibles d’entrer sur la liste. En desserrant le carcan par trop architectural ou monumental qui la réglait jusqu’ici, on permettait à la Liste de concerner un nombre bien plus important de biens, et notamment dans les zones jusque là pratiquement exclues. Cela allait aussi dans le sens d’un certain décloisonnement entre nature et culture. De ce fait, la réponse à la question : qu’est-ce que le patrimoine mondial ? — est devenue plus ouverte qu’auparavant [7].
En 2001-2002, alors chargé depuis à peine plus de deux ans du suivi des questions du Patrimoine mondial pour le ministère français de la Culture, j’ai été sollicité par la préfecture de la Haute-Saône à propos de la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp. Dans la perspective du cinquantenaire de sa construction, qui devait être célébré en 2005 et dans le but de mieux fédérer l’opinion locale et différents partenaires autour de l’édifice, propriété privée de l’Œuvre Notre-Dame-du-Haut, il était suggéré de proposer son inscription sur la liste du patrimoine mondial. Dans le même temps, ayant à compléter la liste indicative française pour l’Unesco, plusieurs voix s’étaient élevées pour réclamer la même chose à propos de la Villa Savoye, propriété, elle, de l’État qui l’avait rachetée et sauvée, du vivant même de son architecte, peu avant sa disparition.
C’est à la fois parce qu’il était difficile d’imaginer faire du coup par coup pour une œuvre comme celle de Le Corbusier et en raison de l’évolution du champ du Patrimoine mondial comme je viens de tenter de le décrire, que l’idée d’une inscription multiple s’est tout de suite imposée. En outre, l’œuvre de Le Corbusier possédait une unité évidente si l’on se reportait, non seulement à sa célébrité, mais encore à l’immense bibliographie la concernant, qui en avait dressé l’inventaire et l’avait consacrée depuis longtemps comme un sujet d’études majeur de l’art du XXe siècle. Ces études possédaient de plus, si l’on peut dire, un centre de gravité avec la Fondation Le Corbusier, héritière de l’architecte et dépositaire de ses archives, ayant réuni depuis longtemps les experts les plus importants autour d’elle : elle fut la première contactée et consultée sur l’ampleur et la composition de la liste des constructions de l’architecte à retenir pour le projet.
Au moment où fut envisagée cette idée de dossier pour le patrimoine mondial, le champ du patrimoine mondial était encore traversé — et agité — par les suites de la profonde évolution qui s’y était produite, entre les dernières années de la décennie 90, et les premières années de la suivante. Comme je l’ai déjà dit, mais il est nécessaire d’y revenir au moment d’évoquer les décisions prises par la France, l’idée d’une « stratégie globale » avait émergé, non sans mal, pour essayer de sortir de l’ornière où se trouvait, selon beaucoup d’observateurs, la Liste du patrimoine mondial. Du point de vue de la France, la stratégie globale, en ayant attiré l’attention sur les catégories de biens sous-représentées, ouvrait de nouvelles perspectives de travail. Les catégories sous-représentées, c’est-à-dire les paysages culturels, le patrimoine industriel ou technique, l’architecture ou l’urbanisme du XXe siècle avaient la capacité de diversifier la Liste et de donner de nouvelles perspectives à des biens ou à des pays qui auraient pu, jusque là, considérer que celle-ci « n’était pas faite pour eux ». En évoquant les principaux dossiers français auxquels j’ai été mêlé à cette époque que ce soit la ville du Havre reconstruite par Auguste Perret [8], l’extension de la Saline d’Arc-et-Senans à la saline de Salins-les-Bains [9], le paysage culturel des Causses et des Cévennes[10], le Bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais[11] et d’autres, on peut sans doute affirmer que c’est dans l’esprit de cette stratégie que le dossier concernant Le Corbusier s’est inscrit.
Les autorités françaises en étaient parfaitement conscientes. Cependant, la position de la France de déposer de nouveaux dossiers sans s’interrompre a fait l’objet de critiques, explicites ou implicites, qui ont pu jouer un rôle dans la suite de ce dossier et c’est pourquoi je dois les mentionner ici. En effet, au fil des années où s’est développée et affirmée la « stratégie globale », une demande, plus ou moins forte, adressée aux pays déjà bien représentés sur la Liste, était de s’abstenir de nouvelles propositions d’inscription et l’absence de suivi de cette recommandation de la part de la France était (et reste) considérée avec agacement. Cependant, le déséquilibre de la Liste vient aussi du fait que beaucoup d’États des régions du monde qui sont peu présentes sur la Liste ne présentent pas de dossiers. Ils ne le font pas pour des raisons diverses, qui peuvent être économiques et liées à leur inégal développement, pour des raisons culturelles, le patrimoine ne pesant peut-être pas, dans les représentations collectives de leur société, le même poids, ou encore pour des raisons politiques, administratives ou de capacités opératives, la constitution d’un dossier ayant, depuis les années 1990, de lourdes implications de préparation et de rédaction, sans parler de la mise en place des systèmes de gestion des biens eux-mêmes, dont il faut démontrer l’efficacité. C’est, de mon point de vue, une importante erreur de perspective que de penser que l’action des uns (les pays bien représentés, actifs dans le champ du patrimoine mondial) paralyse celle des autres. Certes, en obtenant de nouvelles inscriptions ils peuvent accroître le déséquilibre, mais prétendre réparer celui-ci par l’abstention des premiers plutôt que par l’action ou l’incitation des seconds, c’est agir sur les conséquences sans agir sur les causes. C’est gérer les chiffres sans gérer les faits. Il est important de considérer le patrimoine mondial comme un champ dynamique, dans lequel s’exprime la vitalité des sociétés humaines et des États qui les représentent, leur capacité à s’emparer d’un thème ou d’un sujet, d’un bien ou d’un territoire, qui leur appartient ou qu’ils investissent de leur esprit collectif et de le proposer au monde, comme un bien commun. Certes, tout le monde ne va pas à la même vitesse, tout le monde n’a pas les mêmes moyens à y consacrer (et il ne s’agit pas seulement de moyens matériels), mais prescrire la limitation, l’arrêt, l’abstention, c’est une doctrine décourageante, à l’opposé de toute émulation possible entre les États. Pour en revenir à la stratégie globale, l’idée d’un dossier en série sur l’Œuvre de Le Corbusier, d’un dossier qui serait multinational et qui pourrait même témoigner de l’impact des créations et des idées de l’architecte dans le monde entier paraissait en être une traduction légitime, ce fut la vision adoptée dès le départ par la France et les autres pays qu’elle put réunir autour de ce projet. Restait à en choisir les voies et moyens.
Dans les voies qui paraissaient ouvertes, une de celles qui paraissait les plus fécondes, était celle d’une inscription en série, concept qui s’est imposé dès l’origine du projet. Cette méthodologie avait commencé avec la Liste du patrimoine mondial ouverte en 1978, mais on a peut-être tardé à percevoir ses implications dans le cadre de la stratégie globale et l’évolution de la Liste. En effet, à côté d’un objet singulier, chef d’œuvre ou monument, unique même si l’horizon associé peut être plus large, un bien du Patrimoine mondial peut aussi être la réunion d’un certain nombre d’objets qui, ensemble, composent un bien patrimonial. Dès la seconde session du Comité, par exemple, quand il fut proposé, pour représenter la préhistoire française, la grotte de Lascaux, on ne s’est pas limité à celle-ci. Elle se trouve en effet au cœur d’un territoire marqué par la Préhistoire de façon dense, sans doute en raison des conditions qui étaient celles de ce milieu à cette époque. On a donc conçu une inscription en série d’une quinzaine de gisements et de grottes ornées de ce territoire, la vallée de la Vézère, dont la grotte de Lascaux est sans doute le plus connu, mais où celle des Eyzies et d’autres ne sont pas ignorées, sans lesquelles le témoignage apporté par le bien serait incomplet [12]. L’inscription en série, c’est-à-dire l’inscription d’un bien constitué d’une réunion d’éléments où seul l’ensemble justifie la valeur universelle exceptionnelle, a été utilisée souvent et a ouvert, par la suite, d’autres horizons quant à la manière de penser un objet patrimonial. Par exemple la question des beffrois : une série transnationale, franco-belge, qui a été construite en plusieurs étapes (1999, 2005) et dans laquelle est réuni un ensemble de 56 beffrois, constituant un objet patrimonial singulier qui est celui d’une représentation de la civilisation urbaine des Pays-Bas méridionaux [13]. Il est important de remarquer combien les potentialités de cette idée de l’inscription en série ont permis (je cite ici des dossiers qui ont abouti pendant le parcours du dossier Le Corbusier, ou qui se sont développés en parallèle) de construire des objets patrimoniaux plus complexes et dont l’échelle est très différente. Ainsi l’arc géodésique de Struve, qui représente la mesure du méridien terrestre par l’astronome Struve à la fin du XIXe siècle, constitué d’un certain nombre des points de repère des triangulations ayant permis cette mesure, en descendant de la Norvège à la Crimée (inscrit en 2005)[14]. On a également réuni dans une même inscription le bien anglais du Mur d’Hadrien (1987) et le bien allemand du limes romain, 500 kilomètres de tracé, du nord-ouest de l’Allemagne jusqu’au Danube (2005, 2008). Le Comité du patrimoine mondial a réuni ces deux tronçons sous le nom de « Frontières de l’Empire romain » [15], ce qui ouvre la porte à d’autres propositions, sans doute là où il existe des vestiges, sur l’ensemble des frontières antiques de l’Empire, ce qui est un évident changement d’échelle. Constater que pour ces biens se trouvent ipso facto dépassées les représentations habituelles des patrimoines nationaux, permet d’entrevoir ce que peut être la construction d’un objet patrimonial dont l’échelle et la signification soient vraiment mondiales. Cette démarche a été aussi utilisée pour essayer de donner un aperçu du travail d’un certain nombre d’architectes et, au moment de l’envisager pour Le Corbusier, les précédents ont bien évidemment joué leur rôle. En 1984 puis 2005 l’Espagne avait présenté l’œuvre d’Antoni Gaudí [16], avec une sélection assez stricte de trois (1984) puis sept (2005) édifices. L’Italie a présenté en 1994 les villas de Palladio en Vénétie, 24 édifices, y compris la ville de Vicence[17]. D’autres biens en série ont été composés autour d’architectes, plus réduits : les œuvres de Lluís Domènech i Montaner à Barcelone (1997)[18], de Victor Horta à Bruxelles (2000)[19]. Ces propositions, facilement acceptées par l’ICOMOS et le Comité, mettaient l’accent sur l’aspect artistique de ces réalisations architecturales. Pour la France, en 2007, a été proposée l’œuvre de Vauban — démarche qui fut presque parallèle à celle concernant Le Corbusier —, à la fois dans sa dimension poliorcétique et sa dimension historique ; la simple localisation des biens démontre le projet des frontières de Louis XIV, le « pré carré », la carte en elle-même est parlante sur l’identité du bien. Dans ce cas il s’agit de quelque chose de spécifiquement national (la définition politique et militaire du territoire d’une nation), mais la série démontre sa pertinence par la diversité de ses objets – à la différence des beffrois ou des grottes, où la série est constituée d’objets équivalents, analogues, qui formulent chacun la même réponse à la même problématique de départ. Pour l’œuvre de Vauban, on a réuni des objets de nature différente, qui vont d’une simple une tour de défense à la mer à des ensembles urbains fortifiés complets, illustrant en outre l’évolution des projets et des systèmes chez leur auteur [20]. On touche ainsi du doigt comment un objet patrimonial peut être construit à partir d’éléments de nature, de portée et d’importance diverse, mais dont la réunion et elle seule a un sens. J’ai tenu à rappeler ces exemples contemporains pour remettre en perspective la démarche qui fut celle du projet, puisque c’est dans cet esprit que la France proposa d’entreprendre ce dossier sur l’œuvre architecturale de Le Corbusier.
Pour les experts des sept pays qui ont préparé ce dossier (Allemagne, Argentine, Belgique, France, Inde, Japon et Suisse), il était nécessaire de penser globalement à ce que l’œuvre de Le Corbusier dans son ensemble avait apporté à l’architecture du 20e siècle, comme de penser à ce qu’un tel projet pouvait apporter à l’idée même de patrimoine mondial. Il est possible d’affirmer qu’il y avait une motivation extrêmement forte pour l’échelle du projet. Une des principales raisons, d’ailleurs, de proposer ce dossier complexe, transnational, une série d’édifices répartis dans sept pays sur trois continents, organisée délibérément comme un projet mondial, était sa correspondance avec la vie même et la carrière de Le Corbusier, qui est le premier architecte de l’histoire humaine à avoir construit dans le monde entier. L’échelle du projet était aussi en rapport avec la notion même de Mouvement Moderne, dont il n’est pas possible de nier qu’il a transformé la façon de construire dans le monde entier au 20e siècle : si le Mouvement Moderne ne pouvait être rapporté au seul Le Corbusier [21], celui-ci en était un des représentants les plus éminents et l’un de ses théoriciens. La première sélection, je l’ai dit, fut élaborée par le conseil des experts de la Fondation Le Corbusier qui aboutit à une première liste de 22 édifices, majoritairement en France et en Suisse, avec un seul élément pour chacun des autres pays. La série définitive a compris 17 sites. En construisant cette série, la France et les six pays partenaires de la proposition ont essayé de rendre compte des idées et propositions de Le Corbusier, des œuvres qui les traduisent et en révèlent l’impact. Ils ont voulu surtout exprimer en quoi elles ont influencé l’architecture mondiale au 20ème siècle.
Entre la première sélection de 22 édifices et la liste finale, se sont écoulées de nombreuses années et des évènements qu’il faut mentionner. Je ne veux pas faire ici une histoire des péripéties du dossier, mais je voudrais signaler les principales inflexions, en ce qu’elles illustrent aussi la démarche suivie. Dans la première version du dossier, outre des œuvres de jeunesse à La Chaux-de-Fonds et une liste plus étoffée d’édifices, se trouvaient incluses des propositions concernant l’urbanisme de Le Corbusier : d’une part l’ensemble de Firminy, certes inachevé et incomplet, mais formant un projet urbain et surtout l’ensemble de la ville de Chandigarh, en Inde. Kiran Joshi avait porté cette dernière partie, en soulignant l’importance aux yeux des responsables indiens, d’associer Chandigarh, une ville du XXe siècle, à l’image patrimoniale de l’Inde, signifiant son entrée dans la modernité. Cependant, des raisons internes à ce grand pays aboutirent à son retrait inopiné de la candidature, la veille de sa signature, en décembre 2007. Ce pas en arrière fut douloureux pour les porteurs du projet, mais il n’était pas possible de reculer : la proposition fut néanmoins déposée, dépouillée de ses pages indiennes et instruite par l’UNESCO et l’ICOMOS en vue du Comité du Patrimoine mondial réuni en juin 2009 à Séville. Je n’ai pas besoin de dire combien fut grande la déception des porteurs du projet à la lecture de l’évaluation produite par l’ICOMOS. Elle était négative, non seulement sur le dossier lui-même, en vue des débats du Comité, mais sur le principe même qui en était la base : une inscription en série dont l’échelle, la représentativité, la diffusion géographique entendait démontrer la valeur universelle exceptionnelle du bien. Au contraire de cela, la sélection était critiquée, en des termes d’ailleurs plutôt vagues, selon une vision qui, sans chercher à apprécier la valeur d’ensemble, supposait que chacun des éléments qui la composaient devaient avoir eux-mêmes des mérites intrinsèques suffisants pour être reconnus de valeur universelle exceptionnelle, indépendamment de leur réunion dans un ensemble. Du point de vue de l’ICOMOS, seuls trois édifices — la villa Savoye, l’Unité d’habitation de Marseille et la chapelle Notre-Dame-du-Haut — étaient susceptibles d’avoir eu une influence majeure sur l’architecture du XXe siècle et non l’œuvre de l’architecte dont la série avait essayé d’intégrer les composantes significatives [22]. Il y avait là une divergence de fond, puisque pour les porteurs du dossier, la série ne tirait pas sa valeur d’une réunion d’édifices exceptionnels, mais constituait, en elle-même et par la réunion de ses composantes, un seul bien, dont le lien, nécessairement immatériel, manifestait la valeur universelle. Au-delà de cette divergence, on percevait également une réticence à considérer l’œuvre d’un homme. Cette question avait occupé, jusqu’aux années 1980, le Comité du Patrimoine mondial et donné lieu à des réflexions de Michel Parent à ce sujet, qui avaient orienté la politique du Comité [23]. Mais la question qui avait été posée autrefois était celle de lieux dont la seule valeur aurait d’avoir été liés à un homme, à sa vie ou à sa mémoire et relative à l’usage du critère (vi) visant l’association à des valeurs immatérielles. C’était sans doute une précaution légitime en 1980, puisque la Liste est à l’initiative des États et que les fondateurs du Patrimoine mondial voulaient se prémunir contre une possible promotion systématique des « grands hommes » de chaque pays. Mais, au-delà de ce problème qui est celui des « lieux de mémoire » [24], il reste que tout bien culturel est fait de main d’homme et a donc un ou des auteurs dont il est difficile de faire abstraction. Nous comprîmes cependant que le fait de proposer un bien moderne, dont la proximité dans l’histoire et la documentation abondante rendait impossible l’effacement de son auteur (on ne se pose en effet pas la question pour des sites antiques ou médiévaux dont on ignore tout des concepteurs ou maîtres d’œuvre), desservait notre projet, l’homme étant, en quelque sorte, « trop présent » devant ses réalisations [25]. Un échec, cependant, est toujours l’occasion d’un examen de conscience et, si j’ai souligné la divergence qui opposait les porteurs du projet à l’ICOMOS au sujet du concept même de la proposition d’inscription, la décision de renvoi obtenue du Comité réuni à Séville ouvrit une nouvelle période de réflexion et de travail pour reformuler le dossier, pour l’améliorer. Tout le monde était en effet conscient que le premier essai n’avait été ni convaincant, ni assez clair ni sans doute assez ordonné, dans sa matière comme dans ses arguments. Il était à reprendre.
Un nouveau dossier s’imposait d’autant plus que le retrait inopiné de l’Inde avait déséquilibré la proposition initiale. On résolut très vite d’abandonner toute référence à l’œuvre d’urbanisme et de resserrer le choix des édifices, sans renoncer au choix essentiel d’une série transnationale. Pour se concentrer sur des œuvres significatives, les réalisations de jeunesse à La Chaux-de-Fonds ou plusieurs édifices parisiens furent écartés. La rédaction fut reprise, simplifiée, mieux articulée. Les plans de gestion pour chaque élément, élaborés près du terrain par les autorités responsables de chaque pays, furent coordonnés grâce à la création d’une Association des Sites Le Corbusier, appelée à constituer un réseau rassemblant les biens constituant la série, les territoires concernés et même au-delà. Malheureusement, le dossier redéposé en 2011, fit l’objet d’une nouvelle évaluation défavorable, sans aucune évolution de la position de l’organe consultatif. Celui-ci concluait au rejet pur et simple de la proposition, recommandant, pour l’avenir, de s’en tenir à l’inscription « séparée » de « trois chefs d’œuvre », la villa Savoye, l’Unité d’habitation de Marseille, la chapelle de Ronchamp, les mêmes qui étaient déjà citées dans le rapport de 2009. L’opposition sur le principe même du dossier perdurait. Cependant, le Comité, conscient de l’impasse, demanda dans sa décision à ce que l’organe consultatif engage un dialogue avec les porteurs du projet, afin de rapprocher, si possible, les points de vue. Ces conversations avec Mme S. Denyer, déléguée par l’ICOMOS, eurent lieu à partir de 2012, à plusieurs reprises. Au moins indirectement, ces pourparlers incitèrent à une analyse plus détaillée de chaque élément et à la mise en tableau des relations de chaque élément de la série avec les critères retenus pour en justifier la valeur universelle exceptionnelle et les attributs qui les caractérisaient. Ce tableau permettait d’exprimer sans doute plus clairement ce que chaque élément apportait à la série et cette façon de présenter les choses débloqua, croyons-nous, la perception qui pouvait être faite de la proposition d’inscription. En outre, un nouveau contact auprès des autorités indiennes permit leur retour dans le dossier en octobre 2013 : limité désormais au seul aspect architectural, il put inclure le Capitole de Chandigarh avec les trois édifices emblématiques qui le composent. Il s’agissait là de quelque chose d’essentiel. C’est de cette façon que la troisième proposition d’inscription, présentée en janvier 2015 fut accueillie cette fois très favorablement par l’ICOMOS et par le Comité du Patrimoine mondial.
Pour conclure, je dirai que la longue histoire de ce dossier résume, de mon point de vue, l’évolution même qui a été celle du Patrimoine mondial depuis la mise en place de la « stratégie globale » et la recherche d’une meilleure contextualisation des biens culturels, loin de la vision des « monuments » singuliers, de ceux que j’ai désignés, en commençant, comme les « nouvelles merveilles du Monde ». Ce n’est pas que cette vision des biens iconiques, des grands chefs d’œuvre, soit totalement dépassée : il y a sûrement encore, des édifices uniques qui seront portés sur la liste pour leurs mérites propres, qui d’ailleurs ne sont pas obligatoirement esthétiques. Mais, confrontés au XXe siècle à une mutation majeure dans l’art de penser l’architecture et de bâtir les villes, que l’œuvre de Le Corbusier contribua à inspirer et à diffuser dans le monde entier, il fallait changer notre regard et, donc, la réponse à la question sans cesse renouvelée que pose l’idée même d’un patrimoine universel. Qu’est-ce que le patrimoine mondial ? En inscrivant un bien à l’échelle du monde, le Comité a su reconnaître l’universalité d’une œuvre qui prend effectivement, comme l’a dit Jean-Louis Cohen, « la planète comme chantier » [26].
[2] Elle comportait 1092 biens en 2018.
[3] Independence Hall aux États-Unis, par exemple : 78, 1978 (vi) [selon l'usage nous citons les biens du Patrimoine mondial avec leur numéro de référence, année d'inscription, critères remplis].
[4] 116r, 1988 (iii, iv)
[5] 119r, 1988 (ii, iv, v)
[6] Shibam : 192, 1982 (iii, iv, v); Sanaa : 385, 1986 (iv, v, vi); Zabid : 611, 1993 (ii, iv, vi)
[7] On lira avec intérêt le récit de la mise en place de la Convention et l'émergence de la "stratégie globale" dans le livre de Christina Cameron et Mechtild Rössler, La Convention du patrimoine mondial, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2017, 374 p.
[8] 1181, 2005, (ii), (iv).
[9] 203b, 1982, (i), (ii), (iv) — extension en 2009.
[10] 1153r, 2011, (iii), (v).
[11] 1360, 2012, (ii), (iv), (vi).
[12] 85, 1979 (i, iii).
[13] 943b, 1999-2005 (ii, iv).
[14] 1187, 2005 (ii, iii, vi).
[15] 430t, 1987-2005-2008 (ii, iii, iv).
[16] 320b, 1984-2005 (i, ii, iv). En 1984 : parc Güell, palais Güell, Casa Milà; en 2005 : Casa Vicens, façade de la Nativité et crypte de la Sagrada Família, Casa Batlló, crypte de la Colònia Güell.
[17] 712b, 1994-1996 (i, ii).
[18] 804b, 1997 (i, ii, iv). Palais de la Musique catalane et Hôpital Sant Pau.
[19] 1005, 2000 (i, ii, iv). Hôtel Tassel, Hôtel Solvay, Hôtel van Eetvelde, maison et atelier de Horta, à Bruxelles.
[20] 1283, 2008 (i, ii, iv).
[21] Rappelons que le Mouvement moderne était entré sur la Liste, dès 1987, avec l'inscription de Brasilia [445, 1987, (i), (iv)] ; puis 1996 avec les édifices du Bauhaus en Allemagne [729r, 1996, (ii), (iv), (vi)], 2001 avec la villa Tugendhat à Brno, de Ludwig Mies van der Rohe [1052, 2001, (ii), (iv)], enfin la Ville blanche, de Tel-Aviv (1096, 2003, (ii), (iv).
[22] A l'époque, et dans l'émotion de la situation créée, j'ai essayé une réponse à l'ICOMOS : « Le Corbusier sur la Liste du Patrimoine mondial : qu’est-ce qu’une œuvre ? » dans DoCoMoMo journal, 41, 2009, p. 13-25, trad. anglaise, p. 12-24 [avec la collaboration de M.-N. Tournoux]. Précisons que les porteurs du projet n'ont jamais su qui étaient les rédacteurs de l'avis de l'ICOMOS et n'ont jamais pu débattre avec eux.
[23] Cameron et Rössler, op. cit., p. 274.
[24] Signalons cependant — outre les inscriptions en série d'œuvres d'architectes, citées plus haut, dont les décisions s'échelonnent en 1984, 1994, 1996, 1997, 2000 et 2005 — l'inscription en 1996 des lieux de la vie de Martin Luther [783, 1996, (iv), (vi)] et celle de la prison de Robben Island où fut enfermé Nelson Mandela [916, 1999, (iii), (vi)].
[25] L'évaluation de l'ICOMOS s'exprime ainsi : " si identifier des exemples associant des typologies avec le déploiement d’une œuvre au cours de la vie d’un architecte peut être une démarche valide en termes d’histoire de l’architecture, ce n’est pas une approche propice à l’identification de biens exceptionnels dans le contexte de la Convention du patrimoine mondial."
[26] Cohen, J.-L., Le Corbusier, la planète comme chantier, Paris, Textuel, 2015, 224 p.